top of page

Un Autre Alceste

 

Soirée

Il était l’écrivain (devrais-je dire l’homme) le plus misanthrope que j’ai connu. J’en avais pris conscience sur sa véranda au cours d’une des innombrables soirées qu’il donnait cet été, ou, si je ne l’avais pas eu moi-même, l’idée m’aurait été soufflée par une femme charmante, une amie de l’écrivain. Je décidais, dans la lumière du coucher de soleil additionnée de l’éclairage discret venu de la maison, que cette femme devait être Célimène, peu après qu’elle m’ait éclairé sur la nature de notre hôte qui devenait, par le même phénomène, Alceste. Il avait toujours été Alceste, une version particulière du rôle, à cause d’une certaine forme qu’avait pris le monde, ou peut-être sous l’influence de la pièce de Molière, il s’était construit un costume inversé de misanthrope mondain.

 

Racontars

Au cours de la soirée, j’avais entendu, comme il s’entendait à chacune de ces réceptions, des anecdotes innombrables sur sa misanthropie ; on le disait méprisant au point de se montrer à chaque instant sous son meilleur jour, souriant, affable, serviable, faisant montre d’un tel sentiment de supériorité à l’égard de la race des hommes qu’il se permettait de les traiter avec une extrême courtoisie. On racontait qu’ayant pris conscience que la solitude n’est qu’une illusion, il avait choisi de s’entourer d’une foule suffisante pour se sentir isolé parmi eux, assez de femmes et d’hommes pour se confondre avec une île (déserte ?). J’entendais certains murmurer qu’il possédait treize demeures différentes (et même pour celui qui racontait, le chiffre treize semblait aussi exagéré que symbolique) entres lesquelles il entretenait une fête permanente, passant de l’une à l’autre pour ne jamais se trouver seul, dormant sur des banquettes couvertes de confettis et tachées d’alcools, au milieu d’une assemblée joyeuse, dinant uniquement d’apéritifs (cocktails de crevettes sur cocktails de crevettes). Selon ces versions, l’écrivain souffrait des interminables trajets entre les réceptions, s’arrangeant pour entraîner avec lui autant de convives que possible, voyageant peut-être en bus, en avion diront certains, pour continuer la fête jusque sur les routes ou au ciel. Il ne ménageait, à l’évidence, aucun faste, faisant preuve d’une générosité absurde, multipliant les raisons de s’attarder chez lui : les concerts improvisés, les apparitions subites, mais attendues : de stars, de politiques en vue, même d’autres écrivains en dernier recours. N’importe qui capable de faire durer la soirée, de la prolonger artificiellement, découpant de nouveaux confettis dans les rideaux si nécessaire, inventant une nouvelle danse à la mode pour gagner quelques minutes encore.

 

Au balcon

Quand Célimène vint me parler, nous pouvions entendre au loin une sonate donnée par Chilly Gonzales (sur un piano rouge). Elle portait une de ces robes noires, popularisées par Audrey Hepburn, et parlait lentement d’une voix ensommeillée qui semblait avoir déjà traversé plus d’une fête (c’était le cas). Tout au long de notre conversation elle ne cessa de regarder au loin, fascinée par la qualité particulière de l’horizon, elle ne semblait pas me voir. C’était une des ruses de notre hôte, multiplier la beauté pour dissoudre l’attention, transformer une foule compacte comme de la glace en une effervescence de champagne (puis d’aspirine, la même sous un autre angle) ; chaque mur était recouvert de papier peint tissé et supportait quelques tableaux choisis sans aucune considération pour la collection, toutes les époques s’y confondaient, tous les genres, la peinture à l’huile côtoyant la photo, le moyen-âge et le constructivisme, puis une installation postmoderniste, des socles agrémentaient les salons supportant d’autres œuvres, ou des objets anciens, de petites pièces de design inutilement belles, en réalité chaque espace était une trouvaille visuelle, aucune porte ne ressemblait à une autre, et les plafonds eux-mêmes regorgeaient d’inventions, du monochrome bleu isolant un abat-jour en verre de Murano, à une imitation du faste de la Sixtine. Célimène, comme un grand nombre des convives semblait avoir été invitée pour compléter cette création. La voyant dans cette lumière de presque nuit, je la trouvais étonnamment supérieure à tous ces artifices. Elle avait passé, me dit-elle, la journée entière (et peut-être quelques jours précédents) à chercher l’écrivain, désireuse de confronter ce misanthrope rendu invisible par la foule, anonyme dans la multiplication de ses rôles possibles. Si les histoires sur l’écrivain se multipliaient, une en particulier attirait l’attention : le mystère de son identité, sujet de milliers de conjectures, intrigue pour Sherlock Holmes du dimanche.

 

Racontars 2

Personne ne connaît l’identité, du moins personne ne dit avec certitude qui est le misanthrope. On le sait riche, on le conjecture bienfaisant par un mélange d’orgueil et d’à-quoi-bon, ou par désir de contempler la faiblesse qu’il reproche à l’humanité, voir s’ébattre et s’amuser au mépris de la misère. Certains le confondent avec l’épicentre de la fête, l’équivalent mathématique du point, une donnée spatiale, l’axe de rotation des danseurs, invisible et nécessaire. On le dit étranger, par amour de l’exotisme et sans doute pour ne pas devoir se reconnaître en lui. Certains (mais ceux-là sont peu écoutés) affirment qu’il se cache dans une pièce secrète de la demeure, une salle de surveillance dont trois murs sont faits d’écrans, projetant en direct les images de la fête, les mêmes racontent que l’écrivain ne regarde que le quatrième mur. On dit l’écrivain, mais beaucoup pensent qu’il s’agit d’une femme, autant affirment que la question n’a pas lieu d’être, que l’hôte n’a pas de genre, qu’il est flottant, changeant.

 

Célimène

J’ai pu croire que Célimène était le misanthrope, jouant le jeu de la dupe, ou, la fatigue s’ajoutant à l’épuisement, qu’elle ait oublié sa nature de solitaire, oublié l’organisation des fêtes, et que sa recherche de l’écrivain (traque achabéenne) ne soit qu’une quête d’identité. Je me suis posé la question presque immédiatement quand elle m’est apparue dans la tiédeur de la véranda, si différente des autres invités (la différence étant un des critères d’invitation). Elle ne pouvait qu’être tout à fait extérieure ou absolument centrale dans le dessin de la fête. Me parlant, sans me voir, elle me racontait sa recherche obstinée, son enquête dans le bruit, les témoignages contradictoires, les récits impossibles, de plus en plus épiques à mesure que l’heure avançait et que l’alcool coulait plus abondamment. Selon elle, le misanthrope se cachait dans ce que l’on savait réellement à son sujet, les éléments sur lesquels il n’existait aucun débat, en réalité deux choses seules survivaient à toutes investigations : la misanthropie et l’écrivain. Deux termes qui s’expliquaient l’un l’autre, devenu misanthrope à force d’écrire la nature humaine, ou décrivant l’humanité à cause du mépris qu’elle inspire, ou écrivant pour fuir les hommes, mais demeurer dans leur monde, l’écrivain et le misanthrope se confondaient, l’un ne venait pas avant l’autre, l’écriture était la misanthropie et la solitude de l’homme était l’amour des mots. Célimène me dit que personne n’était parvenu à retrouver le titre d’un seul de ses livres.

 

Bibliothèque

Chaque soirée, par une sorte de tradition, impliquait cette question : Qu’a écrit le misanthrope ? Les convives les plus cultivés, invités depuis leurs chaires d’université, depuis leurs instituts de recherche, leurs bases militaires secrètes, leurs stations orbitales qui sait, se réunissaient dans la bibliothèque (l’une des bibliothèques) pour extraire de ce catalogue l’identité de leur hôte. Si aucun livre ne pouvait être attribué à l’écrivain, les érudits décidaient presque systématiquement de reconnaître dans la bibliothèque entière l’œuvre du misanthrope. Mais les livres, amassés dans le même mépris de toute logique que le mobilier de la maison, n’ouvraient jamais que des interprétations contradictoires et finalement impossibles, on postulait qu’il n’existait pas un seul misanthrope, mais plus exactement une compagnie ; quelque part se réunissait dans le plus grand secret un cercle de détestation de l’humanité, qui, porté par sa haine accumulée, se constituait en comité des fêtes pour organiser chaque soir et chaque nuit des orgies plus décadentes et grandioses (célébration d’une humanité honnie), hommage à une heureuse fin du monde. Cette interprétation poussée à l’excès par certains érudits faisait de chaque convive le misanthrope, admettant que les causes premières de la fête avaient depuis longtemps disparu et que seuls les invités permettaient sa continuation, que l’écrivain n’était qu’une figure magique invoquée pour justifier l’existence de cette réception sans fin.

 

Célimène à nouveau

(rien que Célimène)

Pour Célimène l’écrivain n’était pas ce spectre évaporé présent dans les paillettes soulevées par les pas des danseurs, il n’était pas l’axe de rotation de la fête, pas non plus un big brother camouflé sous les richesses de la tapisserie. Dans la douceur de la nuit, qui me laissait confondre son visage avec un bijou précieux, une opale, elle me disait que le misanthrope était bien parmi nous, qu’elle le savait, intimement. Elle se l’imaginait dansant avec les plus belles femmes et les hommes les plus séduisants, elle le voyait au centre de l’attention faire éclater les rires en cascades délicieuses à toutes autres oreilles que les siennes, elle devinait son infinie solitude, sa solitude invisible partagée entre l’amour de tous et la détestation de chacun, entre une envie immense d’être parmi les hommes et la tristesse de ne se reconnaître en aucun d’eux. Elle aurait voulu l’embrasser, lui rappeler que cette fureur et ce bruit n’étaient pas, pas même la parodie, de ce que l’on cherchait dans la compagnie de l’autre. Elle aurait voulu le prendre par la main, fuir la fête, fuir toutes les fêtes, quitter les jours et les nuits qui se répètent. Dans les reflets des lustres de cristal, elle parlait à l’horizon noir, seul le hasard nous avait procuré un moment de solitude sur l’une des innombrables vérandas, elle ne me voyait pas. J’aurais voulu prendre sa main.

Un Autre Alceste

Une piscine impure

(Les eaux mauvaises)

​

Le verre de jus bio ressemble à une petite invitation au voyage, plaisirs tropicaux, dépaysement, saveurs exotiques, coliques et bagages perdus à l’aéroport inclus. Il supporte, outre une paille ridiculement contorsionnée, une tranche de citron vert, une section triangulaire d’ananas, une fine tige en plastique bleu, et un nombre indécent de glaçons. Dany porte des Ray Ban argentées. Son regard est partagé entre le verre de jus bio cactus, citrons, carottes et la piscine. En réalité il serait plus juste d’admettre qu’un seul des bassins trouve quelque intérêt pour Dany. Le plus grand : celui qui s'étale sans fioritures, sans remous imbéciles, sans formes molles nées de la frustration d’un architecte, sans cris discontinues d’une marmaille abandonnée à l’air chaud de l’été. C’est une piscine en extérieur aux dimensions olympiques. Une piscine trop vaste pour le paysage limité de l’hôtel.

 

La météo, dans un soucis de préservation des clichés, n’a été désastreuse que les trois premiers jours de la saison. Et les trombes d’eau déversées ont laissées les jardins dans un état de beauté luxuriante, apte à émerveiller le touriste le plus revêche. La chaleur accablante ne semble accabler personne, ni les enfants qui courent à s’en faire éclater les poumons, ni les jeunes gens alanguis des journées entières sur des transats design (il s’agit d’une réédition de ceux que l’on peut observer dans La Piscine de Jacques Deray), pas même ces couples âgés multipliant les activités et sorties vers des destinations exotiques.

 

La piscine est un rectangle bleue. Une forme quasie immobile. Presque solide comme une dalle de verre. Sa surface à peine voilée par les mouvements d’une unique nageuse reflète bêtement le soleil, pareil à un objet d’art coûteux ou une voiture neuve. Du point de vue de Dany la lumière provient de l’intérieur de la piscine, toute la clarté du jour semble se concentrer dans ses irisations. Le reste de l'hôtel est éclairé, ce bassin est lumineux.


 

Dans les autres piscines, celles aux formes fluides, des bouées s’entrechoquent par dizaines, d’énormes flamants roses, des ananas, toute une faune aquatique allant du requin tigre à Nemo, sans parler des imitations de pneus, flottant tel de gigantesques donuts noir et menaçants. Dany a toujours eu les bouées en horreur. Quand il avait six ans un psychologue scolaire lui a demandé d'illustrer ses angoisses, sur la feuille quadrillé il a tracé une grosse bouée canard d’un jaune criard de laquelle coulait un liquide noir (il sait aujourd'hui que c'était du pétrole) et dans sa bouche de petites dents pointues, des dents de chats semble t-il. Actuellement vous pourriez voir une silencieuse assemblée de bouées multicolores flotter au dessus des épaules de Dany, flotter avec une telle pesanteur qu’elles l’empêchent de se lever. Des bouées amassées en un nuage de plastique vibrant.

Sous leur poid il est comme un enfant, fragile à l'excès, il est fait d’un bois trop tendre.

 

Nous ne connaissons pas le nom de la jeune fille dans la piscine mais il est possible d’affirmer sans trop de risque qu’elle est pom-pom girl dans une série américaine, et qu’elle est infirmière en mini jupe et talons haut, et qu’elle fait de l'équitation, et qu’elle rêve d’aller au bal au bras d’un garçon pas si beau mais avec un grand cœur, et qu’elle aime les Beatles et Mozart et que son père ne l’a jamais comprise, et qu’elle est hôtesse de l’aire et institutrice et que son livre préféré est le Dalya bleu et qu’elle est secouriste sur une plage de sable blanc à Malibu, son corps sculpté pour les regards de spectateurs, et pour Danny il n’y a qu’elle. Elle pourrait aussi bien être idiote, injuste et cruelle, et stupide à en pleurer. Il croit qu’il l’aime comme on croit pouvoir aimer une image, une idée, l’abstraction d’un corps.

​

...

Une piscine impure

Une autre marelle

(artichaut #5)



 

Le petit caillou blanc décrit une parabole, suivie de plusieurs ricochets sur le sol. Chacun de ces rebonds est le fruit d’un nombre de hasards presque infini. Le caillou est blanc pour être facilement suivi du regard sur le goudron sombre de la cour. Il tombe juste à droite de la troisième case de la marelle. Sans hésiter un instant, la fillette ramasse la craie à côté de son pied et va tracer autour de sa pierre un nouveau carré, qu’elle numérote 3’. Depuis la terre elle sautille jusqu’à cet espace et ramasse le caillou, le relance sur le 8, puis poursuit sa progression. Partant de la huitième case, maintenant devenue la neuvième, elle laisse à nouveau cours à cette multitude de hasards qui font atterrir le petit objet blanc un peu plus loin que le ciel. Elle s’empresse de reprendre la craie et de tracer un cercle, qu'elle nomme grand ciel, puis quelques cases pour contourner le ciel depuis le 8, qu’elle chiffre 9, puis 10, puis 11. Elle continue ainsi plusieurs heures, et bientôt la marelle est constituée de soixante-quatorze portions carrées ou arrondies dont un souterrain, un espace et le numéro 4’’’’. Un autre enfant l’a rejointe, il peut aisément jouer à côté d’elle sans risque de collisions.

 

    Quelques jours plus tard la cour est presque entièrement quadrillée, et on voit sur le trottoir devant l’école un petit nombre de carrés blancs, parmi lesquelles se distingue la case lac. Plus d’une centaine d’enfants se déplacent sur la marelle, ainsi on trouve sur les sections de nombreuses pierres distinctives, choisies pour leur couleurs ou leur forme. Plusieurs sont peintes, sur l’une d’entre elle, un nom est soigneusement écrit au crayon à papier. Certains enseignants aussi se servent de la marelle, et l’écriture soignée de l’un d’entre eux se reconnaît sur les cases 32’ et île paradisiaque, dans un coin sombre de la cour. Un vieux professeur qui aurait dû partir en retraite l’année précédente applique, une version personnelle des règles de la marelle. Trop fatigué pour se pencher ou pour sauter à cloche-pied, il a choisi de lancer une pièce pour chaque déplacement, si la pièce tombe sur face il utilise un aimant suspendu au bout d’un fil pour la ramasser et fait son premier pas avec la jambe droite, si c’est sur le côté pile, il part de la jambe gauche et laisse la pièce au sol.

​

...

Une autre marelle

Une Tour

​

Le vieux boulanger arrache un moellon du dernier pan de mur de la mairie. Ses mains qui tremblent portent la pierre, jusqu’à l’agent de police. L’agent prend le morceau de bâtiment et le range à l'arrière de l’utilitaire blanc. Il fait de même pour les pierres du clocher rapportées par l’étudiant en droit, et l’avocat au barreau. A côté l’homme sans emploi se gare en épi et ouvre le coffre de sa vieille polo. Bientôt les briques de la cuisine du directeur de la prison viendront s’y entasser. Des tuiles aussi et quelques morceaux de planches, rien n’est à négliger dans cette entreprise. L’homme sans emploi attend les mains sur les hanches, il salue d’un petit signe de tête l’agent de police. Il regarde passer trois monospaces remplis des vestiges du restaurant. Il a froid et un peu faim mais quelqu'un finira par pourvoir à ses besoins.

Après avoir aidé la vieille fleuriste à charger la dernière brique sur le siège passager, il s’étire, fait quelques pas. Il n’a toujours rien mangé ni bu mais les choses viendront en leur temps. Il part seul. Les routes sont peu encombrées la nuit et il aime conduire à la lumière des phares. Sur sa droite, à plusieurs reprises il observe des groupes d’hommes aux visages fatigués, occupés à abattre les lampadaires. Il roule vite et double plusieurs voitures, les fragments de ruines amassées sur le siège passager l'empêchent de voir le visage de ceux qu’il double. De toute façon les nuits sont trop noires, de toute façon il regarde la route. Il aime ses lignes blanches. Au matin il s'arrête quelque part. Près d’un champs où une voiture blanche est garée. La voiture est pleine de bouteilles de vin, de paquets de chips, sandwiches triangles et saucisson. La jeune fille au volant partage avec lui un repas froid. Il dort quelques heures bercé par le bruit irrégulier des voitures et des camions. Le soleil est haut quand il reprend la route.

Les jours suivants, il fait encore six arrêts en journée ou de nuit. Parfois il s'arrête seul et à son réveil a été rejoint par une voiture de ravitaillement. Il a même mangé une pizza provenant d’un camion. Le dernier jour est le plus long il faut traverser le cimetière. Puis s'arrêter au pied du monument. Les parkings s’étendent sur quelques milliers de kilomètres. On dit parking, mais ce sont des villes faites d’engins en cours de démantèlement, transformés en abris de fortune. On y mange, on y repose son corps. Il sait que d’autres activitées aussi ont lieu ici. Certains prennent même le temps de s’aimer. Ils ont raison.  Il faudra encore des bras demain. Il roule au pas, parmi les allées qui s’étendent à l’infini, entre les branches des arbres qui traversent les carcases brulées des camions, il cherche où se garer, pas trop loin du monument, sa voiture est pleine et il croit qu’il devra la décharger seul.

​

...

Une Tour

Un autre fils prodigue


 

« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. » Évangile selon Luc 15:11–32

 

    Mais de ce que vécut ce fils on ne connaît qu’une idée grossière, une débauche vue de loin par le petit bout de la lorgnette, un voyage entraperçu par les volets étroitement clos de maisons que l’on refuse de quitter. Nous ne connaissons ni son voyage, ni sa débauche, brouillés dans les brumes blanches de la pudeur, aperçus de loin. De l’instant qui précéda son départ de pécheur (sa fuite coupable) nous ne connaissons qu’un récit parcellaire, morcelé entre la parole du père, du frère et les silences d’une mère absente, de serviteurs muets, d’étrangers aux idiomes inconnus.

 

    En réalité les quelques jours qui précédèrent son départ furent, pour lui, d’une longueur douloureuse, une éternité fractionnée en éternités plus courtes, chacune plus douloureuse que la précédente. (Un temps qui se compte sur un boulier de bronze, pour entendre chaque seconde émettre le bruit d’un gong). Élevé dans la rigueur des traditions et le respect des siens il savait que son départ représentait une insulte à la famille, un affront, par nature impardonnable ; Il en sentait le poids sur sa tête comme une couronne, car sa désobéissance était une gloire du genre qu’on porte fièrement, qui servent d'apparat aux seigneurs au même titre que leur morgue ou leur parcimonie ou la longanimité que le peuple réclame, silencieux. Sa faute était un cadeau offert aux siens, ainsi elle devait lui coûter, pour atteindre une valeur égale (supérieure ?) aux dépenses engrangées. Le second fils, version soit amoindrie, soit aboutie de son frère avait grandi à l’ombre des oliviers, dans la fortune d’une famille saine, il y avait étudié les textes, les jeux qui signifient autres choses, les histoires qui ne doivent connaître la souillure du parchemin et que l’on raconte de voix en voix à la nuit tombée, dans un chuchotement exagéré et théâtral. De cette éducation il avait compris que sa famille formait un tout, une monade, comme l’olive noire et luisante, il avait compris la nécessité d’être en ce tout organiquement, pour que chacun apporte sa force et participe de cette vie unique, vie d’étude silencieuse à la poussière des parchemins qu'éclaire jusqu'à l’aube des bougies.

​

... 

Un autre fils prodigue

Un Sac en Daim
 

Le premier.

« C’est l’Angleterre, tu vois le petit bout pointu en bas c’est Southampton. »

Le deuxième retourne l’image la regarde et prend du recul . Il la retourne encore.

« Non c’est pas possible. L’Angleterre c’est pas une vraie île. C’est plutôt comme la Chine, ça déborde sur la terre.»

Le premier tapote la table.

« Tu confonds la Chine et le Japon. Le Japon c’est une île avec des îles plus petites au dessus commel’Angleterre et la Corse. La Chine c’est pas du tout une île »

Le troisième.

«Tu es sur qu’il n’y a pas d’île en Chine?»

Le second fait mine de ne pas entendre.

« On la tient à l’envers ! C’est pas une île c’est le Mexique. Regarde la pointe en bas c’est la forme du Mexique et là sur la côte c’est Mexico. Ils ont juste enlevé les États-Unis.»

Le quatrième.

«Qui ça?»

Les trois autres se tournent vers lui.

«Qui c’est qui a enlevé les États-Unis?»

Le deuxième.

« Les mexicains bien sur ! C’est une vieille carte du Mexique pendant la guerre avec les États-Unis,donc on pouvait pas les mettre dessus. Ça aurait été comme un genre de trahison. »

Le troisième attaque le bol de cacahuètes.

Le premier.

« Si c’est le Mexique, pourquoi c’est pas écrit ? Et les cartes ça se tient toujours dans la longueur jamais dans l’autre sens.»

Le quatrième.

« Un demi ! »

Le deuxième au premier.

« Il a raisons tu sais, la carte n’est pas complète. »

Le troisième.

« Non, en fait je crois qu’il commandait un demi. »

Le premier et le deuxième se tournent vers let roisième.

« C’est quand même pas une carte complète. C’est pour ça qu’elle est pas dans le bon sens et que c’est pas écrit. C’est le Mexique mais seulement on a déchiré le haut de la carte. »

Le premier  prend la photo et la retourne plusieurs fois. Regarde le quatrième.

« Tu sais je pense qu’il peut avoir raison. Au fond je ne vois aucune bonne raison pour que ça ne soit pas le Mexique, ou au moins la moitié du Mexique. »

Le troisième.

«Oui c’est sur, mais quelle moitié ? »

Les habitués un et deux le dévisagent. Le quatrième cherche sur son cellulaire une carte du Mexique.

« Pourquoi vous demandez pas au gars qui a pris la photo, il doit savoir, lui, s’il a pris une photo d’une demi carte du Mexique qui date de la guerre.»

Le deuxième.

«On sait pas qui a pris la photo,si on savait,bien sur qu’on lui demanderait.»

Lepremier.

«Oui on lui demanderait sauf s’il parle que mexicain.»


 

Il fouilla vigoureusement dans son sac en daim d’Italie. Il savait qu’elle devait être là quelque part. Il savait que cette photo était d’une importance capitale, sans doute l’objet le plus important de sa vie. Du moins c’est l’impression qui s’en dégageait. Pourtant son esprit restait focalisé sur une question qui ne l’aurait même pas effleuré en temps normal. C'était sans importance il pensait intimement que cette interrogation n'était là que pour éloigner son esprit du but. Mais il ne pouvait s'empêcher de se demander si les daims vivaient effectivement en Italie. Ça le tourmentait inlassablement. Il se sentait idiot, impuissant. Il savait que non seulement il ne pouvait pas répondre, mais plus encore qu’il n’avait aucun intérêt à y réfléchir. Il pensa un instant à regarder son cellulaire, à se débarrasser de cette inutile question. Il ne le pouvait pas, on le mettait au défi personnellement, il aurait l’impression de tricher face à la vie et de se déshonorer.

Tout autour de lui semblait concourir à l'arrêter dans sa recherche. Les éléments et la matière s’associaient pour organiser son malheur. Il était seul face au sac en daim d’Italie et partout le bruit des conversations était un bourdonnement discontinu, sans rythme, anti-musical. Lui parvenaient d'étranges bouts de phrases qui semblaient toutes le renvoyer à son problème de daim italien. La chaise qu’il avait soigneusement choisie, dans le but d'éviter de se retrouver trop proche du groupe d’habitués accoudés au bar, ne cessait de craquer et de geindre dans ce qu’il soupçonnait d'être un complot orchestré par le sac en daim, lui même. Il ne pouvait ni s'attarder ici, ni partir de peur de laisser sur place la précieuse photo.

Pourquoi Mariella avait voulu lui acheter un sac ? Il n’avait pas besoin de ce sac, ni d’aucun autre sac d’ailleurs, et encore moins d’un sac en daim d’Italie. Il avait toujours eu une confiance totale en Mariella, pour tout ce qui touchait à l'esthétique, elle avait choisi leurs nouveaux meubles, la couleur des pièces de l'appartement, la disposition de chaque chose, et même sa garde-robe à lui. Ça lui avait coûté cher, des tapis du Maroc, un service à thé en fonte chinois, des quantités extravagantes de vieux meubles bretons, des chandeliers retrouvés dans un manoir anglais en ruine, un nombre étonnant d’instruments de musique fabriqués au Kazakhstan, des vases, des pots, des amphores, des calices, de Grèce, d’Espagne, d'Afrique, de Russie ... Et ce sac en daim d’Italie.

Il entreprit de vider méthodiquement le sac sur la table essayant de focaliser son esprit sur chacune des choses qu’il en sortait. Chaque fois qu’il plongeait la main dedans il sentait le contact chaud du daim. Les objets roulaient sur la table, incapables de rester en place. Le sac refusait de se vider, il demeurait toujours tapis au fond quelque chose d'inattendu, un briquet rouge, deux billets de trains, une carte postale. Les objets s’entassaient arbitrairement comme une manifestation tangible de son angoisse. Chaque nouvelle chose extraite du sac était un objet de moins dans lequel la photo aurait pu se glisser.

Il s'était habillé à la hâte ce matin. Il estimait qu’un homme ne devrait pas se distinguer de la masse, tout en restant élégant. Et ce sac était comme une enseigne au néon criarde accrochée au dessus de sa tête. Cette attention le troublait. Elle l'empêchait de réfléchir, de se concentrer sur la vraie question. Il essayait de tendre toutes ses facultés dans cette direction il voulait visualiser chacune de ses actions avec précision, se souvenir du moindre détail. Il était comme une machine conçue uniquement pour répondre à la question. Qui demeurait malgré lui : les daims vivent-ils en Italie. Il percevait au travers de cette interrogation une terrible réalité, il ne savait rien de l'Italie, quand il fermait les yeux il visualisait vaguement une fameuse tour penchée et quelques pizzas, ce qu’il savait être un cliché, plutôt faible d’ailleurs.

​

...

Un Sac en Dain
bottom of page